Souvenirs de guerre, par Micheline Botte-Smorodinsky
Lecture publique - Commémoration du 8 mai

Le Cercle a participé aux commémorations le 8 mai 2025 à l’Hôtel communal de Forest et avait choisi de faire une lecture publique. Madame Micheline Botte-Smorodinsky, l’une de nos plus anciens membres, présente dans la Salle des Mariages, a partagé avec l’assemblée, ses souvenirs de guerre de petite fille de six ans en 1941 dont voici l’intégralité du texte :
Je suis née dans une petite maison à étages de la chaussée de Bruxelles, faisant face à la rue du Mystère. Mes parents déménagèrent pour un bref séjour dans un appartement de l’avenue du Parc à Saint-Gilles d’où petite fille, je voyais défiler l’armée allemande. Mes parents revinrent ensuite s’installer à Forest, toujours chaussée de Bruxelles, dans une maison jouxtant la propriété de l’horticulteur Somer située à côté du domaine de l’Ancienne Cure, coin du Chemin d’Accès, tous ces bâtiments aujourd’hui disparus et pas loin de notre superbe maison communale, à l’époque flambant neuve.
J’ai fait ma première année primaire à l’école des Marronniers, avenue Zaman. Nous y avons connu quelques alertes aériennes. On nous emmenait alors dans les dunes en face de l’école, là où il y a maintenant Forest-National. Nous jouions dans le sable, inconscientes de la situation, si ce n’est le morceau de sucre que nous devions obligatoirement avoir dans notre poche et qui nous rappelait que peut-être nous ne pourrions pas rentrer dîner à la maison.
Nous avons aussi eu la visite de l’inspecteur linguistique chargé de repérer, dans les écoles francophones, les élèves néerlandophones pour les transférer vers les écoles flamandes. Dûment chapitrée par mes parents, je devais oublier le quelques mots de néerlandais que je connaissais. Comme on me présentait l’image d’un magnifique poêle à charbon, je dus violemment refouler l’envie de dire le mot « kachel » que j’adorais car je le trouvais comique à prononcer.
A l’école, la plupart des élèves étaient inscrites à « la collation », un complément alimentaire de guerre que l’on nous servait dans les cuisines-caves : cela variait du pire, un morceau de morue (pouah !) au meilleur, des oranges dont nous devions entamer profondément la pelure, pour enlever à certaines familles, la tentation du marché noir.
Non loin de l’école, Petite rue de Monaco, existaient quelques boutiques encore villageoises aujourd’hui disparues, dont une poissonnerie. Les jours d’arrivée, une longue file s’étirait dans la ruelle. Maman en ramenait des harengs, du « boestring » que l’on dégustait avec des petites pommes de terre au sel, sautées dans la poêle (Miam miam !). Non loin de la maison, proche de la Maison communale, il y avait une modeste petite épicerie tenue par la Mère Sopra. Elle vendait une infâme mixture, légèrement tomatée et supposée améliorer nos tartines de guerre. Nous l’avions goûtée une fois mais pas deux. Plus tard, oh combien délectable, apparût le « butter spread » que nous distribuaient généreusement les Américains. Le pain de guerre était noir et gluant, les gosses pariaient qu’en le projetant contre un mur, il resterait collé ! Nous n’avons pas eu vraiment faim et les révélations effroyables de l’après-guerre allaient nous apprendre combien nous avions été privilégiés.
Il y avait au coin de la chaussée de Bruxelles et de l’avenue Van Volxem, une modeste maison en briques qui abritait un commerce de fleurs, au joli nom de « Fleurette », tenu par une famille juive. Un jour, Fleurette baissa ses volets et ne les releva plus. Nous apprîmes que la famille avait été dénoncée et déportée. En passant là, je lui adresse toujours en pensée, mon souvenir ému.
Un jour, maman sortit de sa chambre curieusement accoutrée : une jupe noire, un chandail jaune et un foulard rouge. Devant notre étonnement d’enfants, elle explique brièvement : « nous sommes les 21 juillet, on va se promener ». C’était une façon ingénue et inoffensive de narguer l’occupant mais cela nous impressionna beaucoup. Nous savions que notre papa cachait des documents et des rubans étranges qu’il nous avait présentés comme étant « maçonniques », explication que nous ne devions comprendre que bien plus tard.
En 1944, nous avions déménagé car notre maison avait été endommagée par les bombardements dans le quartier du Pont de Luttre. Mes parents décidèrent de retourner à Saint-Gilles, pour se rapprocher du lieu de travail de mon père, fonctionnaire à la Maison communale de Saint-Gilles. Des scouts repéraient des appartements vacants à l’intention de familles sinistrées. C’est ainsi que nous avions emménagés au 4ᶱ et dernier étage d’un grand immeuble de l’avenue Jean Volders. Là aussi, l’appartement avait appartenu à une famille juive dénoncée ; mes parents y entrèrent avec des pieds de plomb ! Il y avait une petite pièce inoccupée au fond de l’appartement et qui nous servait de débarras. Un jour, la Gestapo nous rendit visite, persuadée que nous y cachions quelqu’un. Nous ne cachions personne mais c’est ce jour-là que nous prîmes conscience de la terreur gestapiste.
Mon père et quelques autres collègues, avaient librement accès aux cachets et tampons de l’Administration. Ils fabriquaient des faux papiers et autres cartes d’alimentation à l’usage de résistants et familles juives cachées. Ces précieux documents leur parvenaient par l’entremise d’un jeune résistant juif, Saül Behnensohn, étudiant en droit à l’ULB. Un jour, mon père revint bouleversé à la maison. Il venait d’assister au suicide du jeune homme. Tombé dans une « souricière nazie », il avait été amené par la Gestapo à l’Hôtel de ville de Saint-Gilles et sommé de dénoncer les fonctionnaires qui lui fournissaient les faux papiers. Plutôt que de les trahir, il avait préféré se donner la mort et s’était jeté du haut de la balustrade. Emmené à l’hôpital, il devait y mourir après 2 jours d’agonie. Dix ans plus tard, étudiante à l’ULB, je découvris avec émotion son nom gravé en lettres d’or sur le mur du Grand Hall d’Honneur de l’Université, ainsi que d’autre étudiants de l’ULB. En 1993, le Bourgmestre Charles Picqué fit apposer une plaque commémorative dans son hôtel de ville, à l’endroit même du drame, afin que nul n’oublie.
C’est sur la terrasse de mon immeuble rue Jean Volders que tous les voisins réunis allaient contempler le Palais de Justice en feu, certes destructeur pour le bel édifice mais pour nous feu de joie car il marquait la fuite de l’oppresseur.
Nous apprîmes que des êtres chers ne reviendraient jamais mais déjà une nouvelle histoire commençait qui allait nous apporter la Paix et la Liberté.
Amis des années 2020, n’oubliez jamais cette terrible époque !