
Lors de la réalisation du Forestum 76, le CHPF avait interviewé un philosophe sur le thème de la revue. Dû au manque de place, il nous avait été impossible de reprendre l’intégralité de l’article de cet auteur fécond. Voici l’ensemble du texte. Allan Wei est historien, chercheur associé à l’ULB à la Faculté de Philosophie et Sciences sociales, enseignant dans des écoles techniques à Bruxelles, cofondateur et bénévole de la Librairie associative Par Chemins à la rue Berthelot 116 à Forest et … illustre membre de notre belle association. Sa librairie propose régulièrement des rencontres « tout public » sur des sujets de société.
Alors que l’Europe a tant souffert du fascisme il y a 80 ans, on assiste depuis quelques décennies à une montée de l’extrême droite. Peut-on l’expliquer ?
En tant qu’enseignant, depuis un peu moins de vingt ans, j’ai remarqué une évolution importante dans la manière dont l’histoire et la géographie sont abordés dans les écoles techniques. Le cours d’histoire est très centré sur l’histoire contemporaine, ce qui ne permet pas d’aborder l’histoire sur la longue durée.
Pour donner un exemple, au début de ma carrière, la guerre de Trente Ans (1618-1648) était prévue dans le référentiel, y compris pour les élèves du technique. Cela peut sembler hors de propos, c’est pourtant la paix de Westphalie (1648) qui constitue la base du système de droit international contemporain, notamment le principe des traités. La série de dix-huit eaux fortes de Jacques Callot intitulée « Les Grandes Misères de la guerre » permettait de tirer des liens assez évidents avec les conflits contemporains.
En ce qui concerne l’étude de la seconde guerre mondiale, elle est presqu’exclusivement centrée sur le judéocide, ce qui entraîne une disparition des connaissances de base sur la résistance, la déportation, la persécution d’autres minorités sociales ou ethniques. Un exemple simple pour illustrer cette évolution, le musée de la Résistance et de la Déportation, basé à la Kazerne Dossin, lieu central de la répression pendant la deuxième guerre mondiale en Belgique, est devenu en 2012 le Mémorial, Musée et Centre de Documentation sur l'Holocauste et les Droits de l'Homme.
Aucune référence à la période d’entre-deux-guerres n’y figure, comme si la première et la deuxième guerre mondiale était des phénomènes distincts.
Ce type d’approche réductionniste est dommageable à la compréhension des dynamiques politiques alors même que les historiens - y compris dans les approches pédagogiques par exemple au centre de recherche lié à la Caserne Dossin - mettent bien en évidence : la collaboration des partis de centre-droite et de l’appareil d’état, notamment militaire, à l’ascension du NSDAP en Allemagne ( Nationalsozialitische Deutsche Arbeiterpartei) ; la priorité accordée aux déportations des juifs apatrides et dénationalisés qui s’étaient réfugiés en Belgique ; la chasse aux chômeurs liée au service du travail obligatoire ; la collaboration différenciée des administrations communales et des polices locales dont l’action dépend de l’orientation politique du bourgmestre et pas simplement à une chaîne de commandement intégrale et verticale. Ce sont des aspects importants de cette période dont le lien avec certaines décisions politiques contemporaines sont évidents pour peu que l’éclairage adéquat soit apporté.
Pour résumer, actuellement, la formation historique est trop liée à une approche moralisatrice centrée sur la notion de génocide, comprise comme un symbole d’un Mal absolu, l’adhésion des populations aux politiques d’extrême-droite s’expliquerait par des représentations biaisées. Il faudrait au contraire, sortir d’une histoire réduite à des motivations idéologiques étudiées à travers des événements de courte durée. Hobsbawm dans l’Âge des Extrêmes, indique bien qu’il s’agit de comprendre la période 1914 – 1945 dans une continuité qui permet de comprendre comment la brutalisation des sociétés européennes pendant les quatre premières années de conflit va entraîner une soumission à l’autorité, tant du point de vue individuel que du point de vue collectif. Les travaux d’Arendt sur la banalité du mal à partir du cas d’Adolf Eichmann, les travaux de Goldhagen sur les bourreaux volontaires d’Hitler, plus récemment les travaux d’Elissa Mailänder sur la participation des femmes dans la politique nationale-socialiste, indiquent bien qu’à l’époque la participation est considérée comme un devoir patriotique. L’infériorité de certaines catégories de populations est considérée comme un fait largement établi : peuples colonisés, réfugiés (dont les juifs d’Europe de l’est), criminels et asociaux (dont les Roms), assistés qui pèsent sur l’effort de réarmement (dont les handicapés et chômeurs). Cette infériorité est légitimée par le positivisme scientifique, triomphant dans toutes les branches des sciences (économiques et sociales, biomédicales, physiques et techniques). La confiance aveugle dans les solutions techniques aux problématiques sociales et écologiques est toujours d’actualité comme l’a souligné récemment l’historien de la science sous le régime nazi, Robert Proctor : « Nous vivons un âge d’or de l’ignorance. » (Le Monde, 9 mars 2025). Pour être tout à fait complet, il faut citer les travaux révolutionnaires de Johan Chapoutot qui appelle à se démarquer d’une lecture « hitléro-centriste » du nazisme pour comprendre la « Révolution culturelle nationale-socialiste. » Son ouvrage de 2020, Libres d'obéir : Le management, du nazisme à aujourd'hui, me semble incontournable pour comprendre les succès récents des entreprises néofascistes sur la scène politique internationale.

Sommes-nous condamnés à passer de guerre en guerre ?
Certainement : la guerre est une constante historique. En Europe de l’Ouest, quatre-vingt-années de coopération économique sous le parapluie militaire américain, peuvent avoir fait oublier cette évidence, du moins à certaines catégories privilégiées de la population. Pourtant la grande guerre (1914-1945) a été suivie d’une guerre (1947-1989) qui n’était froide que sous nos latitudes alors qu’elle faisait rage dans les pays dits du Tiers-Monde. Le monde unipolaire dominé par le « gendarme global » américain (1990-2001) a pu faire croire à la transformation des conflits interétatiques en opérations de police mondiale. Pourtant la guerre mondiale contre le terrorisme (2001-202?) a bouleversé le Moyen-Orient. Cependant en Europe de l’ouest, à part quelques épisodes relativement mineurs, la principale conséquence visible de cette guerre, à laquelle la Belgique a pleinement participé aux côtés de ses alliés, ce sont des vagues de réfugiés. Le refus d’accueillir ces réfugiés indique également une tentative de refoulement de la situation de guerre contemporaine. Actuellement, nous assistons à un retour vers un monde multipolaire qui annonce de nouveaux conflits à grande échelle et ne permet plus de croire à l’absence de conflit. L’augmentation des budgets militaires en Europe va se traduire en politiques d’austérité, l’État d’exception qui est devenu la nouvelle norme juridique avec la guerre contre le terrorisme et la lutte contre la pandémie va probablement connaître de nouveaux développements, c’est un contexte favorable à un renforcement ultérieur des exécutifs par rapport aux autres branches du pouvoir d’État ce qui explique également le succès de certaines figures charismatiques. Au refoulement des conflits pourrait bien succéder une adhésion à la guerre, entendue comme un moyen de régénération nationale et sociale. C’est un contexte complexe qui exige de composer collectivement des narratifs susceptibles de donner des prises sur la situation.
